Des Egyptiens que j’ai connus à Paris : Louis Awad et la barbe cachée (3)
Causeries du vendredi à Paris
Par : Ahmed Youssef
Des Egyptiens que j’ai connus à Paris :
Louis Awad et la barbe cachée (3)
J’ai connu Louis Awad au journal Al- Ahram alors que j’étais assistant à la Faculté de langues avant de partir pour la France, grâce à son frère Dr Ramses Awad, professeur de littérature anglaise à la même Faculté. Louis Awad s’était installé à Paris dans un hôtel modeste du Quartier latin, après que ses différends idéologiques avec la montée de la vague islamiste, à l’époque du président Sadate, se soient envenimés, et suite à la polémique qui a eu lieu à propos de sa direction d’une thèse universitaire de Madame Gihane Sadate, à laquelle a fait allusion récemment le critique de cinéma Magdi al Tayyib et d’autres. Il est ainsi apparu comme en exil à Paris semblable à celui de Victor Hugo à cause de ses différends avec le régime de Napoléon III.
Louis Awad semblait morose et soucieux. Nous avons marché ensemble jusqu’au théâtre de la Huchette, tout près de son hôtel, pour assister à une représentation de « la Cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco, qui était la seule pièce présentée par le théâtre depuis cinquante ans . Les acteurs changeaient mais le décor restait inchangeable . Après le spectacle, Louis Awad était devenu de bonne humeur. « L’islamisation actuelle de la vie intellectuelle de l’Egypte, disait il lors du diner qui suivit le spectacle, fera de l'Egypte une cantatrice chauve . Elle ne lavera plus ses beaux cheveux dans la rivière des Arts (il faisait allusion à un célèbre poème d' Al-Abnoudi ». Louis Awad était, par ailleurs, fasciné par Paris. Il connaissait parfaitement ses théâtres et son histoire, en particulier, la période de la Révolution française et celle qui l’a suivie. Comme le montrait clairement une série d’articles dans Al- Ahram sous le titre « al Gababira » (Les Tyrans).
Lors de l’attaque des courants religieux contre son ami Tawfik al-Hakim suite à ses articles audacieusement intitulés « dialogue avec Allah», dans ce même journal .Louis Awad fut alors atteint par une profonde dépression. « Si Al-Hakim, dit il, n’adapte pas ses articles
pour les accommoder à « l’état de dervichisme (dévotisme) collectif », il sera obligé de retourner vivre à Paris. Le livre remarquable de Louis Awad « Introduction à la philologie de la langue arabe », fut sévèrement attaqué et interdit en Egypte . Le livre était considéré par ses critiques, islamistes et autres, comme une diffamation du Coran. Awad fut peiné de voir que de nombreux gens de gauche avaient attaqué son livre plus violemment encore que les courants islamistes. Ce fut le début d’une évolution religieuse en Egypte dont nous n’avons pas perçu alors la dimension, ni les dangers. Je me préparais à partir pour l’Université d’Aix-en-Provence qui avait ouvert un département d’études arabes préconisé par Taha Hussein et Jacques Berque dans les années cinquante . Ce département se fit connaître dans toute l’Europe. Parmi ceux qui y travaillaient : le disciple de Taha Hussein, Dr. Anouar Louca qui travaillait alors sur la traduction du célèbre livre de Rifaa Al-Tahtawi(l’Or de Paris), Maxime Rodinson, auteur du livre controversé « Mohammad, », Bruno Etienne, qui a été le premier à indiquer le danger de la vague islamiste en France, et auteur d’une biographie notoire de l’émir Abdel Kader, enfin Charles Vial, auteur du dictionnaire de dialecte égyptien et d’études sur Yahya Haqqi. J’ai rencontré Louis Awad pour une dernière fois au café de la Sorbonne. Il avait à la main un article et une enveloppe postale, ce qui signifiait que l’un d’eux le lui avait envoyé . L'article contenait une attaque féroce contre lui et son livre, de la part d’un auteur symbole de l’ouverture laïque des années soixante. Il me regarda en souriant avec tristesse. Je le quittai en pensant à l’expression de Jean Cocteau dans son livre « Maalesh » qu’il publia après sa visite en Egypte en 1949 : « Certains se font pousser la barbe par religiosité, et d’autres n' en ont pas besoin, car leurs barbes sont longues à l’intérieur de leurs têtes ».